Artiste résolument indépendante, Esther Ferrer, née à San Sebastian en 1937, a d’abord entrepris ses premières actions comme membre du groupe ZAJ pour poursuivre ses performances en solitaire, sans jamais pourtant oublier sa facette de plasticienne qui l’a menée, entre autres, a représenté le pavillon espagnol à la Biennale de Venise en 1998.
Ce qui m’ont amené à m’entretenir avec Esther Ferrer dans cette espace de réflexion consacré à l’engagement artistique, c’est son parcours, déjà très important, autant que sa rigueur, son indépendance intellectuelle et artistique. Dans son travail, certaines « pièces » me semblent rageusement liées à une certaine actualité socio-politique alors que d’autres sont tout à fait intimistes, voire parfaitement abstraites.
Extrait de l’entretien réalisé par Paco Leonarte
– Esther, que serait « l’engagement » pour vous ?
– Il y a trois types d’engagement pour moi. L’engagement avec soi-même, c’est-à-dire, répondre à l’idée que j’ai de moi-même – ou que je crois avoir de moi-même. Et ça te laisse faire certains trucs mais pas d’autres, autant dans la sphère du transcendantal que dans celle du banal. C’est un engagement avec moi-même en tant que personne, humainement. Puis il y a l’engagement artistique. Je me considère, sans prétention mais sans fausses modesties non-plus, comme une travailleuse de l’art. Et bien, pour moi « l’engagement artistique » est de créer sans censures, de tout me permettre, de tout pouvoir, de considérer l’art comme seul espace de liberté – tout en sachant qu’il y a des circonstances qui conditionnent notre pensée, qu’il s’agit donc d’une liberté mentalement conditionnée. Là, le risque c’est de ne pas exposer ou d’être considéré comme ridicule, etc… Finalement, il y a l’engagement « socio-politique », qui pour moi est assez clair, même si parfois on se demande si on l’a respecté, si on ne l’a pas détourné avec des excuses diverses et variées…
– Et quand on parle d’« art engagé »…
– Oui, c’est celui qui était tellement en vogue dans les années 60-70. Il s’agissait de véhiculer un message politique. C’est un courant que je respecte, mais, sauf exceptions, je n’ai jamais fait vraiment de « l’art engagé. » En fait, je n’en ai jamais senti le besoin, peut-être parce que mon engagement socio-politique je l’exprime dans la vie courante. J’assiste par exemple à des manifestations, mais je ne fais pas de « l’art engagé », je fais de l’art pour moi. Je peux par contre avoir, comme des cris, comme le cri de la Montserrat de Julio Gonzalez, mais sans chercher à véhiculer une doctrine. Voilà, quand la moutarde me monte au nez, je ne peux m’empêcher de laisser jaillir des œuvres comme… par exemple, quand pendant la guerre du Kosovo il y a un général qui sort en disant qu’il faut pas oublier que le viol c’est une arme de guerre… Et bien voilà, dans ma série des jouets éducatifs qui existait déjà, une des pièces je l’ai intitulée le viol comme arme de guerre. Mais en fait, pour moi tout art qui se fait en liberté est un art politique parcequ’un exercice de liberté. Bien sûr, il y a des gens qui ont besoin de transmettre leur message politique et de le faire par le biais de l’art. Je respecte absolument mais ce n’est pas mon cas, moi je fais l’art pour moi.
– Peut-on constater une évolution de « l’art engagé » des années 60, quand vous avez commencé votre carrière, à aujourd’hui ?
– Évidemment. Les années 60-70 étaient celles de l’engagement « à fond. » Il y avait un engagement général de l’art. Systématique. Un engagement de l’art comme discipline, autant dans les arts plastiques que dans le théâtre, la littérature… Et les codes devaient être parfaitement clairs, le message devait être évident. Puis, petit à petit on a délaissé le concept. Il a même été discrédité. Peut-être qu’il y avait des gens qui faisaient de l’art engagé par intérêt, pour faire une carrière, mais la plupart des gens que j’ai connus et côtoyés le faisaient sincèrement. Sans doute il était aussi question de suivre le mouvement pour nombre de ces artistes, mais honnêtement, l’art engagé n’était pas non-plus une sorte de bulle papale pour mieux vendre. Seulement ces mêmes gens qui faisaient honnêtement de l’art engagé ont subi une grosse déception, leur œuvre ne répondait plus à la dynamique mondiale, elle n’intéresse plus personne… Je crois pourtant que maintenant on pourrait parler d’un retour à une certaine conception de l’art engagé, seulement les codes ont changé, l’art engagé est moins « monolithique », moins « unidimensionnel », le message politique est moins évident…
– Vous pourriez citer des exemples ?
– Ouhh, sincèrement non. J’en vois souvent dans des expos, mais sincèrement j’ai une très mauvaise mémoire, je serais incapable de te citer un seul exemple là, tout de suite. Enfin, pour revenir aux différences…dans les années 60-70 – on croyait, ou bien on voulait croire, ou bien on faisait comme si on croyait peut-être parce que nous pensions que c’était la seule façon de s’en sortir – on croyait qu’il y avait un espoir d’un monde meilleur. Les générations présentes sont plus réalistes, leur engagement est plus découragé, plus désespéré, presque, avec le sentiment d’être face à un molosse inamovible mais la sensation de ce qu’il faut agir quand même. De là qu’il y ait maintenant peut-être plus de sens de l’humour, parce que dans les années 60-70 il en manquait, de l’humour – sauf dans le cas de Mai 68 et les situationnistes, qui avaient le sens de l’humour quand même. Aussi, maintenant, au lieu d’aborder les problèmes socio-politiques de fond, on dirait qu’on s’attaque plus aux manifestations externes du contexte socio-politique. La critique est très centrée sur « Le banal » : la télé, les régimes pour amincir… On critique plus les « arborescences » de la société que la société elle-même et ses problèmes de fond. On arrive parfois à un langage qui mélange le ton des messages publicitaires avec le ton dogmatique des curés, un côté mystico-religieux qui me fait penser aux curés et aux bonnes sœurs de mon enfance. Et puis on essaie de le personnaliser. Le monde a beaucoup changé. Aujourd’hui, il y a une « dictature de l’image » qui était impensable dans les années 60. On voit par exemple des artistes qui critiquent les mass-médias qui se voient obligés, pour cela d’utiliser les mass-médias même, autant pour créer leurs œuvres que pour promouvoir leurs carrières personnelles. Encore une différence, le concept de « classe ouvrière », fondamental dans les années 60-70, est pratiquement exempt de sens maintenant, ou plutôt a complètement changé de sens… Et c’est bien, je veux dire, c’est très bien que les générations nouvelles fassent de nouvelles importations, si non on s’emmerderait à mort… Sans parler des phénomènes religieux : les démocraties ont intégré les phénomènes religieux, mais on a aussi perdu le sens de ce que sont les libertés individuelles. Voilà, par exemple on montre aux enfants que pour obtenir une chose il faut en céder une autre. Ce serait parfait si ce n’est parce que finalement ce que l’enfant obtient est ce que la société veut que l’enfant obtienne. Max Stirner dans l’Unique et sa propriété parlait de la manière dont l’éducation fait des hommes cultivés, mais pas nécessairement des hommes libres. Aujourd’hui, la culture ce n’est que de l’image, mais elle ne sert pas à donner plus de liberté.